Pourquoi croit-on aux rumeurs ?
La crédulité n’est pas le propre des esprits faibles. En effet, notre cerveau est conçu pour croire, même aux rumeurs les plus folles article de Karine PARQUET. Revue " ça m'intéresse",
février 2015. N° 408
France, octobre 2014. Agde, Béthune, Montpellier... Dans une dizaine de villes, des jeunes déguisés en clown sèment la terreur. On raconte qu’ils attaquent des élèves à la sortie des écoles.
Pourtant, « ce phénomène qui enflamme Internet et les réseaux sociaux ne repose à ce jour sur aucun fait établi d’agression physique envers des personnes », signale un communiqué de la police nationale dès le 24 octobre. Trop tard, la rumeur de clowns tueurs s’est répandue comme une traînée de poudre, et a convaincu bon nombre de personnes. Car si nous aurions colporté la rumeur, nous adorons y croire! Nous serions 42 % à accorder une part de crédibilité aux rumeurs, selon un récent sondage OpinionWay. «Pas de fumée sans feu», pense-t-on souvent. Si le phénomène ne date pas d’hier, il a été amplifié par le développement des moyens de communication. «Le rythme change : les rumeurs se répandent plus massivement et plus vite, quitte à être démenties dans la foulée», note l’anthropologue Véronique Campion-Vincent. Sur Internet, la prolifération de ce qu’on appelle des hoaxes s’opère à 1’échel1e planétaire et de manière instantanée. De la chaîne de solidarité pour sauver une fillette malade à la tempête solaire annoncée sur la planète pour décembre 2014, les canulars envahissent nos boîtes mails, et des sites comme HoaxBuster ou Hoaxkiller ont même été créés pour les débusquer. Si les Français considèrent que la Toile est le média qui relate le plus de rumeurs, ils restent 72 % à la privilégier pour vérifier des informations. Alors pourquoi, malgré le large accès aux connaissances dont nous disposons, continuons-nous de croire à des histoires parfois rocambolesques?
D’abord parce que notre cerveau est conçu pour croire. Pour assurer notre survie, il faut être en mesure de bénéficier des renseignements que le groupe va nous donner. Spontanément, nous avons donc une propension à être crédules face à une information dont on ne peut vérifier rapidement la véracité.
Dans l’éventualité d’un danger notamment mieux vaut agir comme si la menace était réelle. «Il est important d’être en mesure de croire ce que 1’on nous transmet », note Fabrice Clément, professeur en sciences cognitives à l’université de Neuchâtel, en Suisse. «Toutefois, notre capacité à douter se développe très tôt dans l’enfance, nous confrontons alors ce qui nous est dit avec des informations passées ou notre perception.» Ainsi, dès l’âge de 16 mois, les enfants rejettent ce que leur disent des personnes qui donnent des noms erronés à des objets familiers. Petit à petit, en même temps qu’il emmagasine des connaissances, l’enfant développe cette faculté de filtrage cognitif, barrière contre la manipulation. Le point d’équilibre entre scepticisme et crédulité dépend ensuite du parcours de vie de chacun. La croyance dans le paranormal augmente avec le niveau culturel Contrairement à ce que 1’on pourrait penser, les plus cultivés ne sont pas les moins crédules. Loin d’être l’attribut des ignorants, la rumeur touche tout le monde. Les chercheurs Daniel Boy et Guy Michelat ont même constaté que la croyance dans les phénomènes paranormaux, comme le passage d’ovni ou le phénomène des tables tournantes, augmentait avec le niveau culturel. Pour Fabrice Clément, les cas les plus frappants de crédulité touchent plutôt des personnes placées dans une situation intermédiaire : << Elles ont hérité de leur parcours familial et scolaire une grande curiosité, mais ne maîtrisent pas toutes les subtilités des concepts scientifiques De fait, elles vont considérer favorablement les idées qui apaisent leur soif de connaissances et d’explications. »
Un bruit de couloir se partage
telle une recette de cuisine et crée du lien social.
Les rumeurs répondent à notre curiosité et notre besoin de faire du sens. Elles émergent souvent dans des situations où l’information est lacunaire. En donnant du sens à des éléments aléatoires ou non expliqués, elles permettent d’entretenir une agréable illusion de contrôle sur un univers que l’on ne maîtrise pas. « Une rumeur intéresse en premier lieu parce qu’elle est une révélation, un dévoilement : on y apprend que la réalité n’est pas ce qu’elle paraît être...», constate Véronique Campion-Vincent. Le domaine de la santé s’y prête largement. Ainsi, face à l’apparition inexpliquée du virus du sida, les rumeurs n’ont pas manqué : il aurait été créé par des laboratoires secrets américains, transmis par des singes, ramené en Europe par des Africains, utilisé comme arme militaire... Plus le monde se complexifie, plus les rumeurs tendent à se propager, encouragées par les vastes moyens de communication. Le plus simple reste alors d’imiter ceux qui semblent savoir. « Plus une information est reprise par un nombre important de personnes, plus notre esprit critique s’affaiblit », note Fabrice Clément. Ce conformisme social permet en outre d’éviter les désagréments liés à la marginalité. Lire une histoire sur plusieurs sites Internet suffit parfois à enclencher une mécanique de la crédulité.
Selon Véronique Campion-Vincent, «La rumeur est le miroir grossissant de nos peurs et espoirs» Nous y sommes d’autant plus sensibles que la rumeur est bien racontée. « Une narration efficace permet d’unir toute une série d’éléments qui n’ont pas forcément de liens entre eux. On donne ainsi du sens», souligne Fabrice Clément. En réalisant des expériences avec des enfants âgés de 4 ans, il a constaté que le simple fait d’utiliser des connecteurs comme «parce que » rend plus crédible ce que l’on affirme. Une personne qui dit que «le ballon est dans la boîte bleue parce que Camille met toujours son ballon dans la boîte bleue» sera plus convaincante qu’une autre qui soutient : «Le ballon est dans la boîte verte, Ca mille met toujours son ballon dans la boîte verte.» Les recherches menées par Jennifer Aaker, professeur de marketing à l’université Stanford (Californie, Etats- Unis), montrent par ailleurs que nous sommes 22 fois plus enclins à retenir une information lorsqu’elle est orchestrée par un fil narratif qui compile données et émotions, plutôt que de s’en tenir aux simples faits. Au lieu de mettre en garde contre l’existence de bêtes sauvages et dangereuses à l’extérieur, mieux vaut raconter comment une petite fille est morte piquée par une vipère cachée dans un manège. Peur, empathie, surprise, désir... Au-delà du fait qu’elle semble vraie ou fausse, la rumeur joue avec nos émotions et dupe notre esprit critique. Qui n’a pas entendu parler de cet étudiant qui a obtenu 20 sur 20 en philosophie après avoir répondu « Ça » à la question « Qu’est-ce que l’audace ? » Si cette information est peu vraisemblable, elle est désirable : en vantant l’exploit de cet étudiant rusé, l’histoire amuse tout en diminuant le stress des examens. Notre filtre émotionnel prend alors le dessus sur notre filtre cognitif. De même, si les histoires de fantômes paraissent irrationnelles et contre-intuitives, la mort étant émotionnellement difficile à digérer, croire en l’existence d’une forme de vie éternelle est séduisante. « La rumeur est le miroir grossissant de nos peurs et espoirs », résume Véronique Campion-Vincent.
Elle a d’autant plus de chance d’être acceptée qu’elle consolide nos normes sociales et morales. Ainsi, en janvier 2014, le ministère de l’Education eut beau multiplier les démentis concernant l’enseignement d’une théorie du genre et de cours d’éducation sexuelle en primaire et maternelle, des parents ont tout de même retiré leurs enfants de l’école. Lancée par des militants, la fable répondait à une idéologie et des préoccupations bien réelles. Il en va de même, par exemple, de la rumeur de l’Ecole des fans qui a circulé en France à la fin des armées 1980. Demandant lors d’une émission à une petite fille ce que sa maman lui fait à manger, Jacques Martin se voit répondre : « Des sandwichs, car le mercredi, c’est le jour où maman fait la sieste avec tonton.» En réalité, l’émission n’eut jamais lieu. Mais la dénonciation de l’adultère fonctionne d’autant mieux qu’elle est mise en scène. Et ce motif de l’enfant révélant involontairement le pot aux roses circule depuis le Moyen Age. « Ces rumeurs moralistes sont une forme de commérage, précise Fabrice Clément. Elles permettent de se rassurer, de vérifier que l’on partage les mêmes normes.» Selon l’anthropologue britannique Robin Dunbar, 60 % de nos conversations feraient appel à des bruits de couloir. « Les rumeurs sont un élément de culture populaire qu’on échange au même titre qu’une recette de cuisine ou une blague », constate Pascal Froissart, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication. « C’est un peu une séance de ciné gratuite.».
Elles permettent de créer du lien social et de partager un moment de connivence. Au final, la vérité est accessoire. Car ce que l’on aime avant tout, c’est se raconter des histoires. I