Canonisée par Benoît XVI en 2012, Hildegarde a acquis ces dernières années une notoriété croissante. Mais, depuis quelques décennies déjà, elle avait fait l'objet d’un mouvement de redécouverte enthousiaste pour la partie médicale de son œuvre, dont s'inspire ardemment la naturopathie moderne.
Partie d'Allemagne, où certains praticiens mettent en application depuis de longues années ses préceptes médicaux, y compris, à les en croire, contre nos maladies dites de civilisation comme l'infarctus ou le cancer, cette vogue a rapidement gagné d'autres pays, et la France n'est pas en reste pour voir en Hildegarde une grande figure de la naturopathie: les éditions Résiac assurent la diffusion en français des écrits des docteurs Gottfried Hertzka et Wighard Strehlow, et tiennent à la disposition de leurs clients maints produits naturels recommandés par Hildegarde, notamment des pierres précieuses; une maison d'édition faisant une large place aux publications relatives à la santé et au bien-être s'est dotée du nom significatif de Bioscivias, forgé d'après le titre de la première œuvre visionnaire de la nonne, Scivias ou « Sache les voies » (du Seigneur, s'entend); une entreprise créée en 1992, Les jardins d'Hildegarde, produit, transforme et diffuse une gamme de plus de 450 produits de santé hildegardiens; la société Florisens a créé une ligne de tisanes et d'infusions s'inspirant librement de son enseignement, etc.
On n'a pas manqué, enfin, d'extraire de la médecine d'Hildegarde un art culinaire (ce que les médiévaux avaient certes déjà fait en intégrant certains chapitres du Livre de simple médecine dans le Kochbuch de Mesiter Eberhard, par exemple), et les Secrets de cuisine de sainte Hildegarde sont régulièrement revus et réédités...
Pour résumer, initiatives et publications autour d'une Hildegarde « naturopathe » sont désormais légion, et il est significatif qu'elles soient souvent dotées de titres affichant clairement la joie d'avoir trouvé dans une œuvre du XII‘ siècle les armes pour lutter contre les maux du nôtre. Demandons-nous donc ce qui, dans les traités de médecine laissés par la bénédictine, justifie non pas tant leur survie qu'une véritable résurrection.
Les plantes à l'honneur.
La pharmacopée d'Hildegarde est avant tout végétale, mais cette surreprésentation est tout à fait caractéristique de la médecine de son époque. Ce qui n'enlève rien au fait qu'elle connaît un nombre de drogues végétales tout à fait remarquable pour son temps, et que son œuvre se distingue par le nombre élevé de plantes locales qui y ont droit de cité : il y aurait dans son œuvre Physica plus de 100 espèces indigènes, pouvant être cueillies sur place (dans le détail, 68 espèces indigènes sauvages et 38 types de plantes médicinales locales cultivées, contre 26 espèces de plantes médicinales exotiques, auxquels il faut ajouter 46 légumes, 8 céréales et 5 plantes d'agrément).
On reconnaît en outre à Hildegarde nombre d'énoncés en accord avec les valeurs reconnues à différentes plantes par la pharmacologie actuelle, et si elle a été saluée dès le début du XIX° siècle comme la « première naturaliste », voire la première « femme médecin » d'Allemagne, c'est entre autres en raison de ses observations sur les plantes.
Donnons-en un aperçu, en commençant par les végétaux considérés aujourd'hui comme toxiques. Hildegarde se montre très avertie du danger que représentent pour l'homme, voire pour le bétail, des plantes vénéneuses à haute dose comme la ciguë, la bryone, le colchique, l'asaret, la belladone, la jusquiame noire, la mandragore ou l'arnica. Mais elle est capable d'y déceler malgré tout, dans certains cas, une vertu médicinale : ainsi à propos de la ciguë, employée de nos jours pour calmer les douleurs locales, Hildegarde met en garde contre tout usage interne de cette plante mais la recommande sous forme de compresses contre les douleurs consécutives à un coup ou à une chute ; de même, si elle ne prescrit aucun usage interne de la morelle noire, susceptible aujourd'hui d'emplois externes en cas de rhumatismes, elle conseille de l'appliquer en compresses sur différents endroits douloureux, cœur, dents, pieds et « os des jambes ».
Il ne lui a pas non plus échappé qu'une plante narcotique comme le pavot possède une vertu calmante en cas d'insomnie ou de démangeaisons; que l'arum tacheté, dont les tubercules âcres sont effectivement purgatifs, est utile à qui souffre de troubles digestifs; que l'euphorbe, dont les racines sont purgatives et vomitives, sert à combattre le « durcissement de l'estomac » ; ou encore que si la chélidoine, dont le suc jaune combat les verrues, n'apporte aucun bienfait à l'homme, son suc mêlé à du saindoux rassis permet de confectionner un onguent bénéfique si l'on a des ulcera sur le corps.
Les plantes toxiques sont de toute façon minoritaires dans le Liber de plantis, et quelques derniers exemples montreront qu'Hildegarde prêtait à différentes espèces inoffensives, cultivées ou non, des vertus que la botanique moderne leur reconnaît.
Elle connaissait manifestement les propriétés antitussives de la molène et l'utilité de l'inule aunée dans les affections pulmonaires, ou les vertus diurétiques du persil, qu'elle préconisait en cas de calcul, de même que la bardane, aujourd'hui employée contre la lithiase urinaire ; les emplois de l'armoise prônés dans son œuvre correspondent aux propriétés antispasmodique et apéritive de la plante; le millefeuille y apparaît déjà comme un fébrifuge efficace et la gentiane comme un tonique ; la potentille, dont les racines astringentes et toniques sont employées contre la dysenterie permettait selon elle de combattre la colique, et la lavande, encore utile contre la teigne et la gale, doit permettre à l'homme de se débarrasser de ses « poux ». Quant à une plante stomachique comme la matricaire, elle considérait son suc comme « un suave onguent pour les intestins », et tenait cette plante pour aussi favorable à la digestion que différents types de menthe auxquels on attribue aujourd'hui un rôle à jouer en cas d'atonie digestive. A propos de l'ail, Hildegarde note qu'il produit un afflux de sang dans la région de l'œil, préfigurant ce qu'on sait maintenant du rôle joué par cette plante comme stimulant de la circulation sanguine, qui justifie par exemple ses emplois contre |'artériosclérose. Enfin, c'est sous sa plume qu'apparaîtrait pour la première fois la sanicle, qui acquerra une grande renommée de vulnéraire comme l'atteste le dicton non eget chirurgo qui sarliculam habet, « qui a de la sanicle n'a pas besoin de chirurgien », et dont Hildegarde recommandait d'utiliser le suc (ou la poudre en hiver) en cas de blessure par le fer, car « elle soigne les plaies par l'intérieur » (« vulnera interius sanat »).
Hildegarde se montre très avertie du danger que représentent des plantes vénéneuses à haute dose comme I‘arnica. Mais elle est capable d'y déceler dans certains cas une vertu médicinale.
Un savoir empirique.
Par certains aspects, pour finir, cette œuvre contient de véritables primeurs pour le XII° siècle : on lui devrait par exemple une des premières mentions de l'utilisation du mercure en dermatologie, un des premiers témoignages de l'utilisation de la muscade ou du camphre en médecine, ou encore un développement consacré aux champignons tout à fait remarquable pour l'époque dans l’Occident médiéval.
On l'a dit, Hildegarde est et se veut avant tout visionnaire, ne tirant ses connaissances que de Dieu. Elle ne cite donc aucune autorité livresque. Mais assurément un savoir empirique, dont il est difficile de faire la part, côtoie dans son œuvre des informations puisées, directement ou non, à des sources écrites variées : outre la Bible, elle s'inspire manifestement d’Ovide, de Pline ou de Virgile, du Physiologus et d'lsidore de Séville, mais aussi d'écrits botaniques comme ceux de Walahfrid Strabus ou Macer Floridus, voire strictement médicaux, comme ceux de Vindicianus ou certaines œuvres liées à l’école de Salerne, principal foyer d'enseignement et de développement de la médecine à son époque, y compris les traductions de Constantin l'Africain.
Les connaissances médicales d'Hildegarde présentent donc un visage contrasté qui fait à la fois la joie et les souffrances des chercheurs : d'un côté, certains principes à l'œuvre sont tout à fait traditionnels et elle est une digne représentante de la médecine du cloître avec l'importance qu'elle apporte à la diète, à l'hygiène, à la saignée ou à la balnéothérapie, partie intégrante à ses yeux de l'art de se soigner; elle partage même par endroits avec la médecine de ses contemporains le recours à l'étymologie (voir ce qu'elle dit de la vulnéraire, Wuntwurz, et de la consoude, consolida) et à la théorie des signatures, qui fut un élément du raisonnement thérapeutique pendant plusieurs siècles tant dans la médecine savante que dans la médecine populaire (on cherchait à définir les vertus des plantes d'après certaines particularités de leur conformation ou même des sucs qu'elles sécrétaient : la citrouille, le chou pommé ou le melon étaient ainsi censés combattre les maux de tête car ressemblant à une tête humaine, par exemple).
Digne représentante de la médecine du cloître, Hildegarde de Bingen recourt aussi à la théorie des signatures :
la citrouille, par exemple, en forme de tête humaine, pour combattre les maux de tête.
Flou sur ses sources.
D'un autre côté, la médecine d'Hildegarde contient des primeurs qui peuvent avoir deux origines possibles : des lectures ou des échos de lectures précoces qui nous échappent, ou l'observation et l'expérience personnelle qui nous échappent plus encore. Il a été suggéré qu'Hildegarde avait reçu sa formation d'un moine infirmarius et qu'elle-même avait pratiqué en tant qu'infirmaria ou plus précisément pigmentaria, chargée des herbes médicinales et du soin des malades à l'infirmerie, comme on peut le voir dans le film que lui a consacré Margarethe von Trota en 2009, intitulé tout simplement Vision. Selon certains, ses traités de médecine refléteraient donc sa pratique effective, tandis que d'autres continuent de s'interroger sur le ou les publics visés: Causae et Curae, notamment, qui fait une large part à l'accouchement, au désir, au plaisir sexuel, était-il vraiment destiné aux abbesses appelées à exercer la médecine et à soulager les souffrances des nonnes ? Faute de déclaration d'intention de la part d'Hildegarde, on a avancé l'hypothèse que ce traité concernait au moins autant les religieux que les novices désireux d'embrasser un état requérant l'abstinence - mais on en est réduit aux suppositions, aucun document du XII° siècle n'attestant une pratique effective de la médecine par Hildegarde. Et pour compliquer les choses, sans pour autant entrer dans des détails érudits et fastidieux, les textes qui lui sont attribués se prêtaient à interventions ou ajouts, on ne possède aucun manuscrit de sa médecine datant du XII° siècle, et certaines innovations qu'on lui prête pourraient donc ne pas être... de son temps.
extrait de BIO CONTACT n° 251 nov 2014
Laurence MouIinier-Brugi.
Agrégée de Lettres modernes et docteur en Histoire, elle a « rencontré Hildegarde de Bingen grâce à Alain Michel, qui a dirigé sa maîtrise sur les Poésies de Hildegarde de Bingen, puis a consacré un DEA et une thèse à l ‘œuvre médicale de la nonne.
Elle n'a depuis cessé de lui consacrer de nombreux travaux. y compris une nouvelle édition critique de son traité médical Causae et Curae, publiée à Berlin en 2003.
Elle est actuellement professeur d’histoire médiévale à I ‘université Lumière Lyon-2 et membre du Centre inter universitaire d'histoire et d'archéologie médiévale
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Le manuscrit perdu à Strasbourg. Enquête sur l'œuvre scientifique de Hildegarde, Laurence Moulinier, Publications de la Sorbonne-Presses universitaires de Vincennes.
Scivias. « Sache les voies » ou Livre des visions, Hildegarde de Bingen, prés. Et trad. P. Monat. éd. Le Cerf. Coll. « Sagesses chrétiennes ».
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