Une épreuve volontaire pour se rapprocher de Dieu.
Judaïsme, christianisme, et islam ont en commun d’avoir mis les interdits alimentaires au centre de la vie religieuse et spirituelle
Moïse, Jésus, Mahomet les trois ont jeûné dans le désert. Yom Kippour, carême, ramadan : trois manières d’observer le jeûne. Nées au Moyen-Orient, dans des paysages de sable et de soleil, les trois grandes religions monothéistes ont inscrit cette pratique dans leur calendrier: La durée varie, les modalités ont évolué au fil des siècles, mais pour toutes, le temps de la diète est l’occasion de se recentrer sur le spirituel, de décupler la puissance de la prière, de s’ouvrir au partage. Une autre façon d’être au monde.
Le ramadan correspond au neuvième mois du calendrier lunaire, durant lequel l’archange Gabriel a révélé le Coran à Mahomet, selon l’islam. Le jour exact de son commencement n’est décidé qu’à la toute fin du mois précédent le jeûne — le mois de Chaabane —et s’achève le premier jour de Chawwal, lors des fêtes de « rupture du jeûne », l’Aïd el-Fitrz.
Le ramadan, quatrième « pilier de l’islam » Selon la tradition, Mahomet l’aurait institué en l’an II de l’Hégire (623 dans le calendrier chrétien) mais il ne l’a pas inventé, comme en témoigne la sourate II du Coran: « Ô vous qui croyez! Le jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit aux générations qui vous ontprécédées. Ainsi atteindrez-vous la piété. » Quatrième des cinq piliers de l’islam, il est obligatoire et correspond pour les croyants à une période de rupture, de dépouillement, de partage : chacun doit s’abstenir de boire, de manger, de fumer et d’avoir des relations sexuelles du lever au coucher du soleil. Seuls les malades, les femmes enceintes ou les voyageurs peuvent s’y soustraire mais ils devront « compenser » par d’autres journées d’abstinence au cours de l’année ou par des aumônes. Le reste de l’année, l’interdit alimentaire porte principalement sur la viande de porc, le cochon étant considéré comme un animal impur — comme c’est également le cas dans le judaïsme —, sans que les historiens sachent en expliciter clairement les raisons.
Chez les juifs, expier et obtenir le pardon de Yahvé
Reprise par Mahomet, cette pratique était donc déjà profondément enracinée dans la tradition judéo-chrétienne, en témoignent les nombreuses références dans l’Ancien Testament. À plusieurs reprises, le peuple juif jeûne pour mettre fin à une calamité, expier ses fautes ou solliciter le pardon de Yahvé. Si la religion des Hébreux s’est construite en opposition à la dimension magique des croyances mésopotamiennes, elle en a repris certains principes, notamment les restrictions alimentaires. Aujourd’hui, pour les juifs, le principal jour de jeûne est Yom Kippour, temps de la repentance, du pardon et de la réconciliation. « Car en ce jour on fera l’expiation pour vous, afin de vous purifier de tous vos péchés devant l’Éternel », dit le Lévitique, un des cinq livres de la Torah. Le compte à rebours débute au Nouvel An juif, Rosh Hashanah, qui tombe en septembre ou octobre selon les années. Les fidèles observent dix jours de repentir et le dixième jour — Yom Kippour donc —, ils se privent de boire, de manger, de travailler, de prendre un bain ou d’avoir des rapports sexuels du crépuscule du soir précédent jusqu’au crépuscule du soir suivant. D’autres gestes encore sont interdits comme utiliser de la pommade ou porter des chaussures en cuir. « C’est un rituel de retour sur soi en début d’année, une remise en état de pureté. Le peuple Juif examine les péchés commis et procède à un examen de conscience, qui culmine à Yom Kippour, pour ressortir entièrement pur, explique Nicole Belayche, historienne des religions, directrice d’études à l’EPHE [École pratique des hautes études, Paris). La tradition juive étant riche d’une infinité de commentaires, certains mettent en relation cette purification avec celle faite sur le mont Sinaï où Moïse reçut les tables de la Loi. » Il existe six autres jours de jeûnes, moins suivis, mais tous liés à l’histoire du peuple juif comme celui qui commémore les deux destructions du Temple de Jérusalem, appelé Ticha Béav.
Hindouisme et bouddhisme. L’Asie entre ascèse du renoncement et «juste milieu »
A l’époque de la civilisation de l’Indus (entre 5000 et 1900 avant notre ère), des pratiques ascétiques se développent déjà en Asie, où l’on se purifie par la méditation et le jeûne. Ce dernier, très important dans l’hindouisme, établit une relation harmonieuse entre le corps et l’âme et le Bhagavad-Gita, principal texte hindou, indique qu’il faut accomplir « des actes de sacrifice, d’offrande et d’ascèse car ils purifient le sage ». Le jeûne varie selon les croyances et les coutumes locales, mais est souvent pratiqué à l’occasion de grandes fêtes ou de pèlerinages. Les jours d’Ekashadi, onzième jour d’un quartier lunaire, beaucoup d’hindous n’absorbent ni solide ni liquide durant 24 heures.
« Contrairement au ramadan et au carême, ces pratiques ne s’imposent pas à tout le monde, explique Louis Hourmant, de l’Institut européen en sciences des religions. Il correspond davantage à une idée de purification graduelle, permettant de se rapprocher du divin qui est en soi, qu’à un désir d’obtenir un pardon. Ainsi, plus on se rapproche de la religion brahmanique, plus l’on devient végétarien ; plus on va dans le sens de l’ascèse, moins on mange. Pour certains, le but est de renoncer à la société. » Cette notion de purification de l’âme et du corps se retrouve également dans le bouddhisme mais celui-ci prône la voie du « juste milieu », refusant les pratiques extrêmes. L’important est de garder l’équilibre entre le plaisir et l’ascétisme.
Une pratique mal vue dans les sociétés ou ne règne pas l’abondance
En Égypte et en Mésopotamie, puis en Grèce et à Rome, l’abstinence alimentaire a été très peu valorisée, le repas revêtant une dimension importante de bien vivre ensemble. Le plus ancien témoignage connu de jeûne en Égypte remonte au XIII° siècle avant notre ère. Après le décès de sa femme, un haut fonctionnaire de Memphis lui écrit une lettre aux morts dans laquelle il décrit sa tristesse et indique qu’il a passé huit mois « sans manger et sans boire ». Au cours du premier millénaire avant notre ère, les Égyptiens pratiquant le culte d’Apis — représenté par un taureau vivant — observent, à la mort de l’animal, un deuil de 79 jours ponctués de jours de jeûne. « Mais les Égyptiens considèrent la nourriture comme intrinsèquement bonne », note Damien Agut, égyptologue au CNRS. Les interdits alimentaires sont, en revanche, nombreux. Ainsi dans l’île Éléphantine près d’Assouan, pas question de manger du mouton, image du dieu Khnoum. « Cela aurait été sacrilège, explique Françoise Dunand, spécialiste de l’Égypte gréco-romaine. Pourtant, ce n’est jamais une pratique d’abstinence. Il n’existait ni chez les Égyptiens ni chez les Grecs l’idée d’expier un péché originel. » D’autres interdits se retrouvent en Mésopotamie chez les Assyriens qui rédigeaient des almanachs, recueils de jours fastes ou néfastes auxquels sont associées des restrictions. Ainsi, à Assur, le deuxième jour du mois de Tisrit (septembre-octobre), il fallait s’abstenir de viande et de certains légumes. « Nous ne disposons que de quelques indices pour en comprendre les raisons. Par exemple, les aliments donnant mauvaise haleine étaient souvent interdits », constate Lionel Marti, assyriologue.
« Le jeûne long et volontaire n’est pas forcément bien vu dans une société où il n’y a pas grand-chose à manger », précise Véronique Grandpierre, historienne spécialiste de la Mésopotamie. Les Grecs, eux aussi, associent le jeûne au deuil et à certains cultes. Ainsi, à l’instar de Déméter, déesse de l’Agriculture, qui l’a pratiqué à la mort de sa fille Perséphone, deux fêtes le préconisent aux femmes mariées afin de préparer leur corps à la fertilité. Pourtant, y compris à Rome, « la pratique n’est pas répandue. Ce ne sont pas des sociétés d’abondance », souligne Marie-Hélène Margarine, historienne de la médecine à l’université de Liège (Belgique).
« Le repas revêt une dimension importante du vivre ensemble, d’où la prolifération des banquets. » Ce qui n’empêche pas une réflexion philosophique. « On peut priver le corps dans la mesure où il est un obstacle à la perfection. Le jeûne est un rituel qui mène à la purification », explique Nicole Belayche, directrice d’études en sciences religieuses à l’EPHE. Ainsi, chez les néoplatoniciens et les pythagoriciens, un courant proscrit la consommation de viande. Parallèlement, la médecine rationnelle se développe à partir du Ve siècle avant J.-C. et Hippocrate préconise le jeûne thérapeutique : « Il faut être mesuré en tout, respirer de l’air pur [...] et soigner ses petits maux par le jeûne plutôt qu’en recourant aux médicaments. » Mais c’est avec l’avènement des monothéismes, et particulièrement du monachisme et de l’érémitisme nés en Égypte au IIIe siècle, que le jeûne prend une autre dimension : des hommes se retirent dans le désert pour se consacrer à Dieu et érigent l’ascétisme en mode de vie.
Le carême, un temps de prière sans ostentation
Comme l’islam, le christianisme s'est inspiré du jeûne juif, à commencer par Jésus. Juste après son baptême, celui-ci se retire dans le désert et jeûne pendant 40 jours, une durée qui fait écho à celle observée par Moïse qui ne but ni ne mangea pendant 40 jours et 40 nuits sur le mont Sinaï. Cet épisode de l’Évangile est connu sous le nom de la « tentation du Christ », car le diable en profita pour l’éprouver à plusieurs reprises. Les disciples, en revanche, ne jeûnaient pas. Quand les juifs lui demandèrent pourquoi, Jésus répondit: « Les compagnons de l’époux peuvent-ils mener le deuil tant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. »
Les premiers chrétiens respectaient une diète les mercredis et vendredis ainsi qu’une semaine avant Pâques. Au IVe siècle, ils étendirent cette période à 40 jours avant Pâques, en référence au jeûne du Christ. C’est le carême, temps de prière, de partage et d’abstinence auquel les fidèles sont censés se livrer sans ostentation, de même que l’aumône et la prière sont à observer en secret.
La pratique s’est allégée au fil du temps. L’Église catholique dicte aujourd’hui un jeûne le mercredi des cendres et le vendredi saint (jour de la crucifixion). Par extension, tous les vendredis, on « mange maigre », c’est-à-dire sans viande, d’où le choix du poisson. Lors de la fête de Pâques (résurrection de Jésus), qui clôt cette période, il est de tradition de manger l’agneau pascal, également symbole pour les juifs lorsqu’ils célèbrent Pessah. Si le jeûne traverse les siècles, il peut prendre aujourd’hui une connotation plus politique. Ainsi, après les attentats de janvier à Paris, un prêtre, un rabbin et un musulman, rejoints par un moine bouddhiste, ont appelé à un jeûne interreligieux pour protester contre la violence. Des milliers de personnes ont aussitôt répondu à l’appel.
Source : Sylvie Briet, Sciences et Avenir — Juin 2015 - N° 820
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