Produits bio, sans gluten, végétariens…pour préserver notre santé ou pour des raisons éthiques, nous sommes de plus en plus nombreux à adapter notre alimentation. Décryptage de ces novelles pratiques
Casse-tête en cuisine! Votre frère ne tolère pas le gluten, votre belle-mère refuse tout produit laitier, quant à votre oncle, la simple vue d’un steak l’écœure... Élaborer le menu d’un repas de famille peut relever du défi. Les Français sont de plus en plus nombreux à adopter un régime excluant tel ou tel produit. Ces « alimentations particulières », comme les définit le sociologue Claude Fischler, ont parfois une justification médicale : l’intolérance au gluten ou les allergies nécessitent l’éviction d’aliments. Pour d’autres, les motivations sont d’ordre religieux (tabou alimentaire ou abattage rituel), politique (choix de consommer bio ou local) ou éthique (bien-être animal). «Avec l’industrialisation agroalimentaire, les mangeurs disposent d’une nourriture abondante, dont l’origine ou la composition sont parfois difficiles à identifier. Ce qui fait émerger des peurs considérables. Suivre un régime particulier est une façon simple de reprendre le contrôle de son alimentation», décrypte Claude Fischler. Les crises sanitaires et les informations alarmantes sur les dangers de la nourriture ont renforcé les peurs. Enfin, depuis quelques décennies, notre rapport à l’alimentation a changé: «Dans notre société d’abondance, les choix alimentaires construisent notre identité individuelle, familiale et collective », analyse la sociologue Camille Adamiec.
Au pays de la gastronomie, ces transformations annonceraient-elles la fin de la «commensalité», le fait de prendre les repas ensemble ? Rassurez-vous, les Français restent champions en la matière : ils passent plus de deux heures par jour à se sustenter, deux fois plus que les Américains. Depuis 2010, le repas gastronomique des Français est même inscrit au patrimoine culturel de l’humanité.
Le cycle de trois repas rythme toujours les journées des français.
Cet attachement au repas partagé est un fondement dans toutes les cultures : nos ancêtres préhistoriques mangeaient déjà ensemble autour du feu. Mais, selon Claude Fischler, différents facteurs expliquent pourquoi il s’est mieux maintenu en France : les règles monacales transmises par l’église dans les hospices et les écoles, un État centralisé en charge de l’alimentation dans l’armée ou les hôpitaux, le développement de l’art culinaire à la cour du roi puis dans la bourgeoisie... «Si bien qu’aujourd’hui nous gardons un certain attachement à la syntaxe culinaire (entrée, plat et dessert) ainsi qu’aux horaires », précise le sociologue. Les trois repas rythment en effet les journées des Français : à 13 heures, la moitié d’entre eux déjeunent, d’après l’Insee. Un bon point pour la santé car prendre de vrais repas à horaires réguliers réduit le grignotage, donc le risque de surpoids. Mais c’est aussi une bonne chose pour notre sociabilité, car ce moment nourrit le lien social... à condition qu’il constitue un moment agréable. «Dans ce cas, il n’y a aucun risque qu’il soit abandonné», assure la psychanalyste Catherine Grangeard. Reste à inventer un nouvel art de recevoir permettant à chacun de trouver au menu des plats répondant à ses goûts, ses engagements citoyens, ses objectifs forme ou minceur. Et en 2050, la poêlée d’insectes au curcuma remplacera-t-elle le gigot du dimanche ?
A table, citoyens !
Finis les achats insouciants au supermarché. Aujourd’hui des préoccupations environ-nementales, sanitaires et étiques dictent nos choix alimentaires. Gourmandise rouge et sucrée, la fraise signe le retour du printemps. Mais laquelle choisir? L’espagnole, la marocaine, la belge, l’allemande? Parmi les 130 000 tonnes de fraises consommées par les Français en 2016, pas moins de 80 000 venaient de l’étranger, à des prix défiant toute concurrence. Au risque de voir un jour nos agriculteurs maraîchers disparaître ? Pas question, répond La marque du consommateur. Cette coopérative qui vend ses produits en grande distribution sous le slogan «C’est qui le patron?!» a fait de la juste rémunération des producteurs son cheval de bataille. Sur son site Internet, les «consom’acteurs» ciblent les produits qu’ils souhaitent acheter en remplissant un questionnaire. Pour la fraise, ils sont plus de 4 500 à avoir préféré la gariguette à la mara des bois, l’origine française plutôt que l’espagnole, le bio et le conditionnement en barquette cartonnée plutôt qu’en plastique. Depuis avril, les 250 grammes coûtent 4,33 euros, et non 3,76 euros selon le cours du fruit, ce qui garantit la rémunération des producteurs.
Si les magasins spécialisés restent leaders de la filière bio, la grande distribution passe à l’offensive. Cette initiative illustre un phénomène plus global: les enjeux environnementaux, sanitaires, sociaux et éthiques orientent nos choix de consommation, très récemment au sein de la grande distribution et de bien plus longue date dans les réseaux alternatifs - marchés de producteurs, magasins à la ferme, Amap... D’après le dernier recensement agricole, plus de 20 % des fermes françaises vendent en circuit court. Une tendance renforcée dans la filière biologique. Si le bio local attire 85 % des Français, d’après l’Agence bio (groupement d’intérêt public créé en 2001), c’est parce qu’il répond lui aussi à ces préoccupations de proximité, d’environnement, de santé, de qualité et d’équité. « C’est l’énorme différence avec la consommation classique, où l’acheteur joue un rôle assez réduit, guidé le plus souvent par l’habitude, le prix et le temps à accorder à la corvée du Caddie», note Frédéric Denhez dans le Bio, au risque de se perdre (éd. Buchet-Chastel). «Au contraire, avec le bio, il est acteur. Il y est venu, il s’y tient, il se découvre des exigences qu’il n’avait peut-être pas auparavant, qui influencent ensuite sa façon de consommer.» Les chiffres en témoignent : les produits bio se sont vendus pour 8,2 milliards d’euros en 2017, deux fois plus qu’en 2012.
Les magasins spécialisés restent le circuit le plus dynamique, mais la grande distribution passe à l’offensive. E. Leclerc entend ainsi devenir le premier distributeur de bio en France d’ici à 2020, afin de proposer « des produits plus vertueux à bas prix»; Carrefour, celui de la «transition alimentaire» en multipliant par quatre son chiffre d’affaires dans le bio. De quoi donner des sueurs froides aux marques historiques des magasins spécialisés, qui craignent de voir la grande distribution appliquer ses méthodes de guerre des prix défavorables aux producteurs et piétiner les valeurs fondatrices de l’agriculture biologique durable.
Végétariens, flexitariens, végans…la consommation des français évolue.
Pour faire de la place aux rayons bio, la grande distribution pourra rogner sur ceux de la viande, dont les ventes baissent. Selon le panel de 12 000 consommateurs suivis par la société Kantar, la part des dépenses annuelles consacrée aux produits carnés est passée de 19,8 % en 2013 à 18,7 % en 2017
Du jour au lendemain, Fanny, 24 ans, militante de l’organisation Earth Résistance, est devenue végane et a ainsi banni tous les produits utilisant des animaux: lait, œufs, miel, cosmétiques, cuir. .. «J’ai reçu un électrochoc le jour où j’ai vu le documentaire Terriens sur la condition animale dans le monde : plus question de participer à une telle souffrance ! D’autant que l’exploitation animale pollue et contribue au réchauffement climatique.» Aujourd’hui, il y aurait 0,5 % de végétaliens (excluant tout produit animal de l’alimentation) et 2 % de végétariens (ne mangeant ni viande ni poisson) en France, d’après les données du panel Kantar. Cela reste donc assez marginal, contrairement au flexitarisme (le fait de réduire considérablement sa consommation de viande) qui connaît un réel engouement. En 2017, 34 % des foyers français comptent au moins un flexitarien — un chiffre en hausse de 9 points par rapport à 2015. Lucie, 40 ans, a franchi le pas il y a deux ans : «Je mange toujours du poisson mais plus de viande, sauf exception quand cela me fait envie lors d’un dîner chez des amis ou au restaurant.» Parmi ses motivations, après avoir vu des reportages sur la maltraitance, éviter l’abattage d’animaux.
«Aujourd’hui, ces lieux cachés où l’on tue à la chaîne posent problème. Avec l’industrialisation s’est développée une consommation de masse où la mort de l’animal n’a plus de sens », décrypte le sociologue Claude Fischler. Auparavant, la mise à mort avait un caractère exceptionnel : c’était l’occasion d’un sacrifice religieux ou d’une fête de village. Outre les conditions d’abattage, l’autre grand combat de l’organisation de lutte contre l’exploitation animale L214 est l’élevage de poules en batterie, qu’elle souhaite voir interdire. Vidéos sur «l’enfer des cages », pétition rassemblant 75 000 signataires, manifestations... La conséquence d’une telle mobilisation ? De nombreux distributeurs et groupes agro-alimentaires — Carrefour, Casino, Brioche Pasquier, Panzani... — ont décidé de ne plus utiliser ou vendre d’œufs de poules en cage d’ici à 2020, voire 2025.
« Lorsqu’une initiative rassemble un nombre élevé de consommateurs, les entreprises se mettent à l’écoute du mouvement et modifient leurs pratiques», remarque Dominique Roux, professeure de marketing à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Malgré tout, «il existe un écart entre les discours et les comportements : certains consommateurs peuvent se déclarer préoccupés par l’élevage de poules en batterie sans forcément modifier leurs achats, davantage influencés par le prix ou l’accessibilité du produit», nuance Laurent Maubisson, chercheur en marketing au laboratoire Vallorem à l’institut d’administration des entreprises de Tours. Alors, le citoyen change-t-il vraiment la donne ? « Nous détenons un vrai pouvoir d’action, estime Fanny d’Earth Résistance.
Si la demande diminue, l’offre baissera également.» Ce que confirme le rapport Ford décryptant les tendances de consommation pour 2018 :47 % des personnes interrogées estiment que les consommateurs sont les mieux placés pour changer la société, devant les gouvernements et les entreprises.
Source : Ça m’intéresse, mai 2018.
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