72% des Français pensent qu'ils devraient limiter leur temps d'écran. Devenues omniprésentes, les nouvelles technologies ont profondément changé notre façon de vivre, de travailler et d'appréhender le monde. Mais ont-elles aussi une influence sur notre fonctionnement cérébral?
Les faits.
Les écrans se sont imposés dans notre quotidien : 72% des Français ont au moins deux équipements numériques, voire trois (ordinateur, tablette, smartphone), alors qu'ils n'étaient que 30% en 2012. Notre cerveau est de plus en plus sollicité par les nouvelles technologies. Nous passons entre quatre et sept heures par jour sur des écrans et avons du mal à limiter notre temps de connexion. Certains professionnels de la petite enfance s'inquiètent de l'impact négatif de cette surexposition sur le développement cognitif des jeunes enfants.
41% d'entre nous avouent consulter leur téléphone au milieu de la nuit, hors vérification de l'heure. (Étude Deloitte Usages mobiles 2016)
Taux d'équipement en smartphone des Français de 12 ans et + : 83%
source : labo société numérique
C'est une révolution inédite, par son ampleur et sa rapidité : en quelques décennies, les outils numériques ont envahi notre vie quotidienne. Selon un baromètre réalisé en avril 2018 par l'institut BVA, nous passons en moyenne quatre heures vingt-deux minutes par jour devant un écran, et plus de six heures pour les 18-34 ans. Ordinateurs, tablettes, smartphones et autres écrans ont bouleversé notre façon de communiquer, de nous informer, d'interagir avec les autres... Ces technologies offrent de nouvelles possibilités, mais elles nourrissent en même temps des inquiétudes : toujours selon l'enquête BVA, 72 % des Français pensent qu'il serait bénéfique de limiter leur temps de connexion. Le trop-plein numérique nous menace-t-il? Que sait-on de son impact sur notre attention, notre mémoire ? Perturbe-t-il le développement cognitif des enfants? Ou notre cerveau fait-il une fois encore la preuve de ses formidables capacités d'adaptation, voire développe, grâce au digital, de nouvelles compétences?
Surchargés d'infos, nous n'arrivons plus à nous concentrer.
Sollicités de toutes parts par les messages et les notifications provenant de nos appareils numériques, nous sentons bien que nous avons de plus en plus de mal à rester concentrés sur une tâche. Faut-il en déduire que les écrans altèrent notre attention? «En réalité, il existe deux types d'attention, l'une volontaire, que nous pouvons diriger sur une cible, l'autre automatique, plus archaïque mais vitale: c'est elle qui nous alerte de l'arrivée d'une voiture alors que nous allions traverser », explique Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l'Inserm travaillant au Centre de recherche en neurosciences de Lyon et auteur du Cerveau funambule (éd. Odile Jacob). Or les vibrations de notre smart-phone ou l'apparition de notifications sur nos écrans sollicitent sans répit notre attention automatique. «Programmée pour nous prévenir des dangers et nous aider à prendre des décisions rapides, notre attention automatique est submergée par ces stimulus. Ce qui crée une sensation de surcharge et rend plus difficile la mobilisation de notre attention volontaire », décrypte Jean-Philippe Lachaux. Nous amplifions cette surcharge d'info-mations lorsque nous effectuons plusieurs tâches en parallèle sur différents écrans : regarder une vidéo sur YouTube tout en répondant à un ami par SMS, par exemple. «Faire plusieurs choses en même temps, ce qu'on appelle le multitasking, est une illusion », assure pourtant Elena Pasquinelli, chercheuse associée à l'Institut Jean-Nicod, à Paris et membre de la fondation La main à la pâte. Notre cerveau ne peut pas mener de front deux actions qui font appel aux mêmes réseaux de neurones, comme lire et écouter, (sauf lorsque l'une des deux tâches est automatisée, passer une vitesse en conduisant, par exemple). « Nous avons l'impression de faire ces tâches simultanément alors qu'en réalité nous jonglons de l'une à l'autre », poursuit la chercheuse. Des études ont établi que cette gymnastique a un coût: nous sommes plus lents à effectuer ces deux actions, car le cerveau perd du temps à passer de l'une à l'autre. Nous risquons aussi davantage de commettre des erreurs. Ce tsunami d'informations oblige également le cerveau à adopter ce que la neuroscientifique américaine Maryanne Wolf désigne comme un mode d'écrémage. Nous adoptons un style de lecture rapide qui tient plus du survol. Plusieurs études ont montré que le Web favorise une lecture fragmentée. Et cela concerne aussi le livre numérique: la psychologue Anne Mangen, en Norvège, a établi que des élèves du secondaire avaient une moins bonne compréhension d'une histoire lue sur ce support que par une lecture sur papier. Dans une tribune parue le 25 août dans The Guardian, Maryanne Wolf estime que nous serions de moins en moins capables de mettre en œuvre une lecture profonde, permettant de comprendre la complexité de textes exigeants. Ce qui n'est d'ailleurs pas sans conséquences: cela nous conduirait, selon elle, à ordre notre sens de l'analyse critique.
Abreuvé d'informations, notre cerveau serait plus facilement attiré par les sources les plus simples, au risque de se laisser piéger par des fake news, des croyances erronées et autres théories du complot.
Nous faisons moins travailler notre mémoire qu'avant.
Ce mode de lecture rapide ne favorise pas non plus la mémorisation. « Si nous n'accordons pas notre attention exclusive à une information, elle rentre moins dans la mémoire dite "sémantique': qui est une sorte de synthèse mentale de toutes les informations qui nous parviennent », explique Francis Eustache, chercheur à l'Ecole pratique des hautes études et à l'Inserm, et président du conseil scientifique de l'Observatoire B2V des mémoires. Mais ce n'est pas tout. Pour être retenues longtemps et passer dans la mémoire à long terme, les informations doivent aussi être consolidées. Pour cela, le sommeil joue un rôle essentiel, en réactivant les circuits neuronaux sollicités dans la journée. Or l'utilisation des écrans le soir (pratiquée par neuf français sur dix) a un effet négatif, car la lumière bleue qu'ils émettent désynchronise notre horloge interne et inhibe la sécrétion de mélatonine, hormone du sommeil. »
Plus surprenant: pour favoriser la mémorisation, nous avons aussi besoin dans la journée de moments pour nous plonger dans nos pensées.
«Nous utilisons alors un réseau cérébral particulier appelé "mode par défaut ». En interaction avec d'autres zones du cerveau, il nous permet de synthétiser nos connaissances et joue un rôle dans la prise de décision, l'anticipation, la créativité », explique Francis Eustache. Une étude réalisée par des chercheurs du Georgia Institute of Technology, à Atlanta (Géorgie), en 2017, a ainsi montré que ceux qui rêvassent régulièrement obtiennent de meilleurs résultats aux tests d'intelligence et de créativité. «La mémoire ne nous sert pas qu'à nous souvenir, mais aussi à penser », souligne Elena Pasquinelli. Tous les moments où nous laissons nos pensées divaguer nous permettent de mettre en lien ce que nous avons appris pour constituer un vaste réseau de connaissances sur lequel nous nous appuyons pour réfléchir. Or pour cela, il est nécessaire de garder du temps hors de l'emprise des outils numériques. Il faut aussi garder la motivation d'apprendre, alors que toute la connaissance est accessible en deux clics. «Nous confions de plus en plus notre mémoire à des supports externes», constate Francis Eustache. En 2011, Betsy Sparrow et ses collègues de l'université de Columbia à New York ont décrit ce nouvel «effet Google»: des étudiants ont moins bien retenu des phrases quand on leur disait qu'elles étaient conservées dans l'ordinateur. Avoir conscience qu'une information est accessible pousse notre cerveau à se contenter de savoir comment la retrouver. « Les conséquences sur le cerveau humain sont encore difficiles à mesurer », reconnaît Francis Eustache, tout en rappelant que les philosophes de l'Antiquité s'inquiétaient déjà de l'impact des livres sur la mémoire. Avec le recul, ils n'ont pas appauvri la pensée. «Mais l'écrit s'est imposé très progressivement, alors que la révolution numérique est massive et très rapide», note-t-il.
Sommes-nous devenus accros aux écrans ?
Selon l'étude Deloitte Usages mobiles 2016, nous consultons notre smartphone en moyenne 27 fois par jour. Un chiffre qui monte à 50 fois pour les 18-24 ans. Sommes-nous tous devenus dépendants ? Pour Laurent Karila, psychiatre à l'hôpital Paul-Brousse (APHP), si l'addiction au smartphone existe bel et bien, elle reste très rare. «Dans la plupart des cas, il faut plutôt parler d’hyper usage"», estime-t-il. Cet usage excessif s'explique par la conception même des appareils numériques, qui offrent un accès facile et immédiat à toute une série d'activités susceptibles de déclencher dans le cerveau le circuit de la récompense. Lié à l'origine à nos comportements de survie (manger, boire, se reproduire), ce circuit archaïque entraîne la libération de dopamine, une substance chimique qui procure une sensation de plaisir et suscite l'envie d'aller à nouveau chercher le même type de stimulus. Ce circuit nous incite aussi à rechercher la nouveauté: en 2014, une étude dirigée par le Dr Gruber à l'université de Californie, à Davis, a montré que la curiosité contribue à activer ce circuit cérébral. Ce qui explique pourquoi nous sommes aussi sensibles aux SMS et autres notifications. Ce phénomène est accru avec les likes sur Facebook ou Instagram: non seulement leur réception aiguise notre curiosité, mais si en plus le message est positif et agréable, le circuit de la récompense est doublement activé. «Toutes ces fonctions font office de friandises pour notre cerveau», résume Elena Pasquinelli. Voilà pourquoi un écran sera toujours plus attractif qu'un livre pour un enfant. Même si la lecture peut procurer du plaisir, elle n'est pas une fonction naturelle et réclame un apprentissage, alors que les applications sur écran séduisent instinctivement le cerveau. Et celui des enfants — dont les fonctions de contrôle cognitif situées dans le cortex préfrontal sont encore en développement — a encore plus de mal à résister à la tentation numérique que celui des adultes.
Le cerveau des « digital natives » est-il différent ?
«La structure du cerveau n'est pas fondamentalement modifiée par les nouvelles technologies, mais les réseaux de neurones évoluent en permanence en fonction de notre environnement, donc de notre exposition aux écrans», indique Olivier Houdé, professeur de psychologie du développement à l'université Paris-Descartes. Daphné Bavelier, professeure à l'université de Genève, a par exemple étudié toutes les données recueillies entre 2000 et 2015 sur les effets des jeux vidéo d'action, comme Call of Duty et Counter Strike. Ses deux méta-analyses concluent à des effets positifs. « Ils augmentent notamment l'attention sélective, c'est-à-dire la capacité à se concentrer sur des informations visuelles pertinentes, la faculté à traquer plusieurs objets à différents endroits ou à effectuer une rotation mentale d'objets en 3D», détaille Adrien Chopin, chercheur et enseignant dans le laboratoire de Daphné Bavelier.
Le scientifique met cependant en garde contre l'usage abusif des écrans chez les tout-petits. «Deux heures quotidiennes passées à regarder des vidéos entre 15 et 48 mois multiplient par trois la probabilité de voir apparaître un retard dans le développement du langage, par six pour les enfants avant 1 an, et par huit si l'enfant regarde seul », détaille-t-il. La raison : l'apprentissage des mots nécessite une interaction avec un être humain. Depuis plusieurs mois, des professionnels de l'enfance se mobilisent d'ailleurs pour alerter sur les dangers d'une surexposition précoce aux écrans.
On peut apprendre à résister à la tentation S'il n'est pas envisageable d'exclure les nouvelles technologies de notre environnement, le psychiatre Laurent Karila conseille de s'octroyer régulièrement des temps off afin d'apprendre à nous désolidariser de notre smart-phone et favoriser ainsi l'attention et la mémorisation. En prenant conscience des conséquences de la révolution numérique, il est possible de les prévenir, estime la neuroscientifique Maryanne Wolf. Par exemple, elle suggère d'apprendre à choisir le meilleur support en fonction de la tâche à effectuer: lire sur papier pour mémoriser un texte ou comprendre des concepts abstraits et utiliser les documents numériques lorsqu'on doit traiter de grandes quantités d'informations. Une bonne pratique que l'on peut enseigner aux enfants. Dans son livre Apprendre à résister (éd. Le Pommier), Olivier Houdé nous invite à développer «notre résistance cognitive », c'est-à-dire notre capacité à bloquer nos automatismes afin de mieux résister à la tentation numérique. Cela nécessite de développer une partie spécifique du cerveau, le cortex préfrontal, qui peut être entraînée dès le plus jeune âge. Par exemple, des jeux comme «Ni oui ni non» ou «Jacques a dit» exercent ce contrôle cognitif en exigeant de ne pas produire une réponse réflexe. «Tout ce qui oblige à bloquer un automatisme fait travailler cette zone du cerveau», explique Olivier Houdé.
Faire l'effort de changer régulièrement nos habitudes est donc bénéfique: par exemple, renoncer à son chemin habituel pour aller au travail au profit d'un autre itinéraire. « C'est en donnant à notre cerveau des systèmes de résistance tout en acceptant sa nécessaire adaptation au monde de demain que nous serons à même de tirer le meilleur profit des outils numériques, estime-t-il. Comme les livres, les écrans peuvent devenir des facteurs d'éducation et d'intelligence.»
Ce qu'il faut retenir :
Abreuvés de données en provenance des appareils numériques, nous avons plus de mal à nous concentrer, à mémoriser et à lire des textes de manière approfondie en exerçant notre esprit critique.
Les écrans nous attirent car ils stimulent le circuit cérébral de la récompense, qui procure une sensation de plaisir et suscite le désir de renouveler l'expérience. Les enfants, dont le cerveau est en développement, ont plus de mal à résister. En prenant conscience de ces phénomènes, il est possible d'entraîner son cerveau à résister aux tentations numériques, et ce dès le plus jeune âge. Nous pourrons ainsi tirer le meilleur profit de ces nouvelles technologies.
Source : ça m'intéresse n° 454 - décembre 2018.
POUR ALLER PLUS LOIN
Livres
- Les Petites Bulles de l'attention. Se concentrer dans un monde de distractions, bande dessinée, Jean-Philippe Lachaux, éd. Odile Jacob, 2016.
- Comment utiliser les écrans en famille. Petit guide à l'usage des parents 3.0., Elena Pasquinelli, éd. Odile Jacob, 2018.
- Tous addicts, et après?, Laurent Karila, éd. Flammarion, 2017.
- Le dossier «Les écrans, le cerveau et... l'enfant» est réalisé par la fondation La main à la pâte pour les enseignants des classes de primaire, mais aussi pour les parents et les enfants. Fondation Lamap
Sur ce site :
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