Les plantes sont-elles sensibles, intelligentes et même conscientes ? Il se trouve aujourd'hui des spécialistes qui répondent par l'affirmative à ces trois possibilités. Certes, tous les botanistes et biologistes ne sont pas d'accord et certains leur reprocheraient de projeter sur les plantes des caractéristiques et des attributs humains. Pourtant, le même débat a eu lieu autrefois à propos de la sensibilité, de l'intelligence et de la conscience des animaux, avant qu'on en arrive aujourd'hui à leur reconnaître des « droits », ce que d'aucuns réclament aussi pour le monde végétal. Néanmoins, les données scientifiques s'accumulent pour confirmer que les plantes sont capables de ressentir, de communiquer, d'apprendre et aussi de se souvenir. Difficile de nier qu'il y ait derrière tout cela une forme d'intelligence, quelle qu'en soit la définition.
Pas de cerveau, vraiment ?
Il est entendu que les plantes n'ont pas de cerveau, en tout cas au sens où on l'entend habituellement. Mais il se pourrait que les choses soient plus subtiles. Dans Le pouvoir du mouvement chez les plantes, Charles Darwin écrivait en 1880 : « Il n'est guère exagéré de dire que l'extrémité de la radicule ainsi dotée, et ayant le pouvoir de diriger les mouvements des parties contiguës, agit comme le cerveau des animaux inférieurs. »
Aujourd'hui, le botaniste italien Stefano Mancusom confirme cette idée que la radicule, l'extrémité de la racine, est comme une « tête chercheuse » et émet des signaux — y compris via des neurotransmetteurs comme le GABA ou la sérotonine — comparables à ceux des neurones dans le cerveau des vertébrés. Le fait est qu'une plante adulte n'a pas une seule, mais des centaines de millions de telles radicules, et ce réseau serait donc comparable à un cerveau. Il n'en faut pas plus à Mancuso et quelques-uns de ses collègues pour parler de « neurobiologie végétale », ce qui a donné lieu à moult protestations dans le milieu des botanistes. Pourtant, l'argument de Mancuso ne manque pas de pertinence quand il souligne que l'intelligence évolutive de la plante réside dans le fait qu'elle peut survivre à une perte de plus de 90 % de sa biomasse, et qu'un cerveau « centralisé » constituerait une vulnérabilité intolérable face au moindre prédateur.
En fait, une seule plante est plus proche d'une colonie que d'un individu, et la plante tolère la disparition de quelques feuilles et rameaux, comme la fourmilière supporte sans mal la perte de quelques fourmis.
L'intelligence, qu'est-ce que c'est ?
Dans un essai de 1911, le poète belge Maurice Maeterlinck a plaidé la cause de « l'intelligence des fleurs » qui l'amenait à postuler l'existence d'un « esprit» organisateur. De grandes figures de la biologie comme Jean-Marie Pelt lui emboîteront le pas. Des travaux plus récents comme ceux de l'Écossais Anthony Trewaras ou de la Tchèque Fatima Cvrckova continuent de creuser ce sillon. Dans un article scientifique consacré à l'intelligence des plantes, cette dernière tente de définir les critères qui permettent de justifier l'emploi d'une telle formule. Elle distingue ainsi des critères de fonctionnalité (comportement de la plante en fonction d'Un objectif) et des critères de causalité (la plante possède-t-elle des structures de traitement de l'information ?). Or, le débat s'est longtemps focalisé sur le second type de critères, regrette-t-elle. Pourtant, il apparaît selon elle que les plantes « enregistrent constamment et évaluent un champ complexe de stimuli », formant quelque chose qui peut s'apparenter à une « représentation interne » ou une « carte cognitive » de l'environnement. On peut ainsi attribuer à minima aux plantes une « intelligence rudimentaire », sous forme d'une capacité à réagir de façon adaptative à l'environnement. Pour aller au-delà, une plante doit démontrer une capacité à apprendre véritablement à partir d'informations mémorisées. En l'absence d'une meilleure connaissance des mécanismes impliqués, la simple adaptation aux herbicides, par exemple, est plus une réaction qu'un apprentissage.
En revanche, le phénomène de canalisation du transport de l'auxine (hormone de croissance) montre que les cellules ayant déjà transporté de l'auxine en gardent une mémoire sous forme de modification membranaire, ce qui oriente et augmente le futur flux d'auxine.
Apprentissage par association.
Des expériences plus poussées ont cependant permis d'aller plus loin. Autre avocate d'une neurobiologie végétale : Monica Gagliano, chercheuse à l'université d'Australie Occidentale et auteure de dizaines de publications scientifiques sur l'apprentissage et la communication des plantes, a été la première à montrer que la fameuse Mimosa pudica, ou sensitive, bien connue pour replier ses feuilles au moindre contact, cessait de le faire quand on la laissait tomber délicatement au sol au bout de plusieurs fois, et qu'elle s'en souvenait des semaines plus tard.
La plante avait identifié et mémorisé que cette chute n'était pas une menace pour son intégrité, mais elle repliait immédiatement ses feuilles si on tentait à nouveau de la saisir. Dans un autre article publié dans Nature, Monica Gagliano explique comment les plantules de pois de jardin sont capables d'apprendre par association, à partir d'un signal neutre, pour anticiper l'arrivée imminente de lumière et sa direction : « Les plantes encodent une information temporelle et spatiale et adaptent en conséquence leur flexibilité ». Elle mentionne également une étude qui a montré qu'une plante peut distinguer les vibrations produites par la mastication d'une chenille de celles produites par le vent ou le « chant » d'un insecte. Sur la base de telles observations, Monica Gagliano estime qu'il faut repenser la notion de cognition en dehors de celle de substrat cognitif (c'est-à-dire de système nerveux), puisque ces plantes manifestent des comportements qui en font bel et bien le sujet de recherches cognitives.
Coopération vs compétition.
Un autre aspect du comportement des plantes confirme qu'elles sont non seulement intelligentes, mais qu'elles le sont même, en quelque sorte, davantage que les êtres humains ! Le biologiste Pablo Servigne a en effet montré dans son livre (avec Gauthier Chapelle) L'entraide, l'autre loi de la jungle, que les plantes savaient privilégier la coopération à la compétition. En fait, et de façon contre-intuitive, les plantes coopèrent en période de pénurie et sont en compétition en période d'abondance. Les auteurs vont jusqu'à comparer le mode d'échange entre les arbres d'une forêt avec l'aide des champignons à une véritable « sécurité sociale ».
Et c'est une vraie révolution de constater que la nature, en effet, ne privilégie pas les individus les plus forts, contrairement à l'idée darwinienne, mais les groupes les plus forts, c'est-à-dire les plus coopératifs. Cette « autre loi de la jungle » a été oubliée et « nous marchons sur deux jambes dont l'une est hypertrophiée », explique Pablo Servigne. Certes, la compétition, l'agression et l'égoïsme existent aussi dans la nature, chez les plantes comme chez les animaux, mais ils sont des facteurs de stress et donc défavorables à moyen terme. C'est pourquoi ils n'existent que sur de courtes durées. Ces découvertes ont conduit à un renversement de paradigme en sociobiologie. Cette discipline qui étudie les bases biologiques des comportements sociaux était en effet très critiquée pour justifier les velléités guerrières ou eugénistes. Mais voilà, alors qu'on pensait que c'était la proximité génétique qui provoquait l'altruisme (comme l'illustre le proverbe iranien « je suis avec mon frère contre mon cousin, et avec mon cousin contre moins bon que lui »), « la nouvelle hypothèse, c'est que ce sont les conditions du milieu, difficiles, hostiles, les pénuries, le froid, etc., qui provoquent l'entraide entre les individus. Et une fois qu'on s'associe, qu'on commence à vivre ensemble, alors la proximité génétique apparaît », observe Pablo Servigne. (entretien à l’OBS, décembre 2017)
L'esprit des plantes.
Intelligence n'est pas conscience, mais si l'on en croit les peuples premiers, les plantes n'ont pas seulement une conscience, elles ont un esprit. Jacques Mitsch a d'ailleurs consacré un documentaire à « l'esprit des plantes » pour défendre l'approche neurobiologique. Toutefois, les chamans nous en disent plus. « Pour les Indiens d'Amazonie, les plantes sont nos ancêtres, elles sont nos grand-mères et nos grands-pères, explique Romuald Leterrier, spécialiste du chamanisme amazonien.
Ils savent que les végétaux ont peuplé la Terre en premier, puis créé les conditions de la vie (la biosphère), parce que les plantes elles-mêmes le leur ont enseigné !» Dès lors, il existe un lien de continuité entre végétal, animal et humain. Que se passe-t-il lors d'une cérémonie chamanique avec prise d'une substance comme l'ayahuasca ? « Il y a, à mon sens, et du fait de ce lien de parenté, une interaction très forte entre les substances chimiques émises par les plantes et la conscience de l'expérienceur, à laquelle elles s'adaptent, comme un phénomène symbiotique, pour aller chercher en lui son mode de communication, son langage émotionnel, mémoriel, au cas par cas », poursuit Romuald Leterrier.
Mais pourquoi ces visions de reptiles, de fauves ou d'insectes ? « Plus que des archétypes de peurs ancestrales, je pense qu'une communication s'instaure avec des structures profondes du cerveau, comme le cerveau reptilien, et active des mémoires somatiques très anciennes, qui ont une proximité avec le réseau de conscience des plantes, car c'est la façon dont les plantes sont reliées — comme le découvre aujourd'hui la botanique — qui serait le substrat de leur cognition. »
Les plantes et les sons.
D'autres voies d'exploration comme la relation des plantes aux sons restent à creuser, un domaine que les chamans n'ignorent pas puisqu'ils utilisent leurs chants « icaros » pour appeler l'esprit des plantes. Mais certains n'ont pas attendu pour révéler - sur le terrain poétique - la grande beauté qui réside dans la capacité des plantes à produire des mélodies et des rythmes. Le comédien Alexandre Ferran en a donné une démonstration extraordinaire lors des 24 h de la méditation pour la Terre en 2015.