La lutte générale menée contre la pandémie qui sévit actuellement dans le monde nous rappelle que, dans son histoire, l’humanité a constamment été frappée, à intervalles plus ou moins espacés, par de tels fléaux.
Pourquoi la grippe espagnole a été aussi virulente
Le virus avait une rapidité de reproduction dans l'organisme 10 000 fois supérieure à celle d'agents pathogènes de même type. Il a provoqué entre 40 et 100 millions de décès entre 1918 et 1919.
Entre 1918 et 1919, la grippe dite espagnole a touché un tiers de la population mondiale, alors estimée à 1,9 milliard d'individus, et induit entre 40 et 100 millions de décès selon les estimations ; davantage donc que les 20 millions de morts de la Première Guerre mondiale. Et contrairement aux grippes saisonnières « classiques » dont l'essentiel des victimes se compte parmi les personnes fragiles (enfants de moins de 2 ans, personnes âgées ou immunodéprimées), la mortalité s'est concentrée à 80 % sur de jeunes adultes (20 à 40 ans). Des hommes jeunes et en bonne santé mourraient d'infection pulmonaire en moins d'une semaine. Une particularité restée mystérieuse jusqu'à ce que la séquence génomique complète du virus soit révélée en 2005 à partir de l'ARN viral retrouvé dans les poumons d'un corps conservé dans le sol gelé de l'Alaska. En 2007, des chercheurs reproduisent ainsi l'agent pathogène en laboratoire pour étudier sa dynamique dans l'organisme de macaques... foudroyés en quelques jours. L'expérience révèle que la rapidité de reproduction du virus dans l'organisme (virulence) est 10 000 fois supérieure à celle de virus grippaux du même type (H1N1). En quelques jours, tout l'arbre respiratoire des singes est littéralement submergé, bronches et poumons compris, alors qu'une grippe se cantonne généralement au nez et à la gorge.
Reste un mystère, l'origine de cette grippe qui n'avait rien d'« espagnole » : « C'est un surnom donné par les journaux britanniques car c'est en Espagne, où le roi a été malade, que la presse en a parlé en premier », explique Patrick Zylberman, professeur émérite d'histoire de la santé à l'École des hautes études en santé publique. La souche pourrait être née en Chine, à la faveur de contacts étroits entre la population et les oiseaux, réservoirs naturels des virus grippaux. En 2014, à partir d'une analyse phylogénétique du génome reconstitué en 2005, des chercheurs de l'université de l'Arizona (États-Unis) établissent qu'elle serait née d'une recombinaison entre une souche humaine H1N8 circulant entre 1900 et 1917 et les gènes d'un virus aviaire de type Nl. « Mais cela reste une hypothèse, prévient Patrick Zylberman, car tous les chercheurs travaillent à partir d'échantillons de la seconde vague pandémique (automne 1918-fin de l'hiver 1919). On n'a aucune trace du virus qui a sévi au printemps-été 1918. Il manque donc une pièce importante au puzzle. » Les chercheurs savent en revanche que cette première vague, moins létale, a touché un camp militaire dans le sud du Kansas, où des soldats du corps expéditionnaire américain se préparaient à rejoindre l'Europe en guerre.
Le choléra
Le XIXe siècle, lui, a connu plusieurs vagues du choléra en Europe, dans les années 1820 et plus nettement en 1832 et 1854 et encore vers 1866-1867, causant chaque fois une mortalité accrue. Un ancêtre de Boris Vian, par exemple, Louis Alexandre Ravenez, en est mort en 1854 à Marseille, où il était commissaire de police. Chaque fois, le point de départ de l’épidémie a été le Bengale. Les virus se propageaient jadis plus lentement que de nos jours, mettant des mois, voire une année, pour gagner nos contrées, les voyages s’effectuant principalement par mer.
La peste
Autrefois, la médecine ne parvenait pas encore à identifier la véritable cause des épidémies successives, ni à les diagnostiquer. On les qualifiait de peste, terme qui ne s’appliquait pas seulement à la peste bubonique, mais aussi à d’autres maladies contagieuses mal déterminées. Les chroniques alsaciennes décrivent plusieurs de ces invasions.
Au départ, le responsable de la peste bubonique est le rat noir, originaire du sud de l’Asie, amené en Europe au Moyen Âge par bateau. Quand il est lui-même atteint par le virus, il sort de son trou pour mourir. Ses puces contaminent ensuite l’homme. La mémorable pandémie de 1348-1349 a été la plus dévastatrice sur le continent, tuant de 30 à 50 % de la population, selon les régions.
À Strasbourg, comme ailleurs, on accusa les juifs, pourtant atteints eux aussi, d’empoisonner les puits. Le boucher Jean Bettschold, élu le 13 février 1349, qui fut le premier ammeistre issu des corporations, autorisa la populace à massacrer les juifs et à brûler leurs maisons.
A partir du XVIe siècle, la tenue des registres de sépulture permet de suivre les courbes de la mortalité d’une localité. Le double du nombre de décès observé une année par rapport à la moyenne des années normales est le signe d’une crise. Un historien l’a remarqué pour Strasbourg durant les années 1564, 1567 et 1622. Pour une population de quelque 25 000 habitants, un chroniqueur évalue à 3 000 les Strasbourgeois morts de la peste en 1540-1541. À la première alerte, le stettmeistre Jacques Sturm éloigne de la ville les professeurs de la Haute École, dont Calvin, avec leurs étudiants, car il a remarqué que les intellectuels succombaient les premiers. Plus tard, jeune marié, Calvin, alors à un colloque à Ratisbonne, tremble pour sa femme Idelette et la renvoie de leur logis pour la mettre à l’abri chez son frère, Lambert de Bure, parce que leur pensionnaire, son assistant, a été emporté par l’épidémie. Son collègue, le réformateur Gaspard Hédion, le sera en 1552. La peste touche également les notables, tels, en 1564, le banquier bâlois Jean Jacques Rüdin, ancêtre de l’acteur Claude Rich, et Georges Vogel, stettmeistre de Colmar, aïeul d’Auguste Bartholdi.
La guerre de Trente Ans ravage l’Alsace à partir de 1621. En plus des ruines causées par les combats, les pillages des soldats, les incendies et les rançons, les maladies se répandent. Ainsi en 1622, les soldats de Mansfeld apportent la peste à Bouxwiller, peuplée d’un millier d’habitants augmentés de l’afflux des réfugiés des alentours. D’une cinquantaine de décès jusqu’alors enregistrés par an, les pasteurs en notent 513 pour cette année-là, dont 104 pour le seul mois de juillet.
Une thérapie spirituelle
Si, de nos jours, on guérit les pestiférés à coups d’antibiotiques, jadis les moyens prophylactiques manquaient cruellement. Alors, tout naturellement, les gens se tournaient vers la religion et priaient pour la fin de l’épidémie, de quelque nature qu’elle fût. On a la chance de conserver trois témoignages de cette dévotion, rédigés en français dans des registres tenus en latin par des curés de la vallée de la Bruche, confrontés chacun à une vague soudaine de décès.
En décembre 1710, « une maladie assez inconnue » attaque le haut de Russ et enlève « en peu de jours dix gros corps ». Affolés, les habitants font le vœu d’un office en l’honneur de saint Sébastien pour obtenir sa protection. À peine le vœu fait, la maladie s’arrête, s’enthousiasme le curé. Le vœu est renouvelé en 1722 (une grande épidémie de peste sévit en France depuis 1720) et le curé ajoute que « l’Église a accoutumé d’invoquer ce saint contre la peste et autres maladies contagieuses ».
À leur tour, ceux de Wisches choisissent en 1738 de s’adresser à « saint Guérin, confesseur et pontife… contre toute sorte de maladies infectantes et nuisibles, tant à eux qu’aux animaux… ». L’intercession des saints Sébastien et Roch était le plus souvent sollicitée en Alsace contre la peste, mais Guérin y fait exception, étant plutôt vénéré dans sa Lorraine natale. Le troisième vœu est prononcé à Lutzelhouse en 1721 pour obtenir l’intercession de saint Hubert contre la rage. La spécialité attribuée à ce saint est de protéger les chasseurs et les chiens des morsures et, par extension, de cette affection mortelle.
Pour célébrer la délivrance d’une épidémie meurtrière, de nombreuses villes d’Autriche ont érigé aux XVIIe et XVIIIe siècles une colonne commémorant leur délivrance. Une idée à retenir pour nos nouveaux édiles, élus en pleine pandémie ?
Sources :
- DNA du 29 mars 2020
- Sciences et avenir n° 852 - février 2018