Bertrand Piccard, le médecin et aéronaute suisse, auteur des premiers tours du monde en ballon sans escale ou en avion solaire, entend le démontrer aux décideurs : écologie et prospérité sont compatibles. La crise actuelle est l’occasion à ne pas manquer pour initier la croissance verte.
Son grand-père, Auguste, explorateur de la stratosphère ou des fonds de mers, a inspiré à Hergé le personnage du professeur Tournesol. Son père, Jacques, océanographe, fut l’homme le plus profond du monde en plongeant dans la fosse des Mariannes.
Fidèle à la lignée familiale, Bertrand Piccard est de la veine des pionniers conquérants de l’utile. Le "savanturier" est engagé dans un troisième défi, avec sa fondation Solar Impulse, qui vise à labelliser 1 000 innovations durables pour faire rimer emploi et écologie. Entretien.
Que vous inspire cette crise sanitaire et la part de responsabilité de l’Homme ?
"C’est la conséquence d’un mode de vie déraisonnable. Une délocalisation de la production pour gagner quelques centimes, une dépendance à l’étranger, une façon aberrante de traiter les animaux. Et s’il y a eu tant de morts pour des problèmes respiratoires c’est aussi lié à la pollution. Nous payons nos excès face à la nature."
Changer d’altitude, votre devise, prend un nouveau sens. À quoi ressemblera le monde d’après ?
"Changer d’altitude, c’est une référence au vol en ballon où l’on recherche des courants atmosphériques aux directions différentes selon l’altitude. Quand on a des décisions à prendre dans la vie, il faut voir quelle altitude psychologique, quel état d’esprit, adopter. Si on lâche le lest de nos habitudes pour se remettre en question, la direction que prendra le monde sera meilleure et plus sûre, avec des mesures environnementales mieux appliquées. Et paradoxalement beaucoup plus rentable. La protection de l’environnement rapporte plus d’argent que sa destruction.
Justement, l’objectif de votre fondation est de promouvoir les technologies propres. Au vu de l’état de la planète qui se dégrade, n’est-ce pas décourageant ?
"Des pionniers, des explorateurs, des entrepreneurs unissent leurs forces. J’ai toujours été passionné par les défis. On me disait aussi que le tour du monde en ballon ou en avion solaire était impossible. Pourtant on l’a fait. Ce même état d’esprit doit être mis en œuvre. Cela passe par une industrie aux technologies plus efficientes et des gouvernements qui fixent des cadres législatifs favorisant leur utilisation. On a une occasion rêvée. Des milliards sont déversés. Il faut conditionner l’utilisation de cet argent aux comportements vertueux."
"Le système d’avant était condamné"
Le rebond économique passe forcément par une nouvelle donne verte ?
"La relance sera propre ou sera un feu de paille. Le système d’avant était condamné. Une relance propre, c’est une croissance économique qualitative, qui augmente la création d’emplois et les profits en remplaçant ce qui polluait par ce qui protège l’environnement. Des maisons isolées, des smart grids (Réseau électrique intelligent), une agriculture plus efficiente, une industrie des déchets. Et l’efficience veut dire rentabilité. Si on émet moins de CO2, on gaspille moins d’énergie. Aujourd’hui, 50% de l’énergie produite est gaspillée. Un tel monde ne peut être rentable. Avant le Covid, on était déjà à la limite d’une récession. Si on met sur le marché les produits efficients pour remplacer ceux d’avant, on aura une vraie relance. Pas plus mais mieux."
Le voyageur que vous êtes incite-t-il à ne plus prendre l’avion ?
"Non, parce que l’avion est souvent nécessaire. Si on demande des sacrifices à la population, il y aura de la résistance. Il faut lui permettre de faire ce qu’elle veut mais avec des technologiques plus propres. Dans l’aviation, ça passe par des voies aériennes plus directes, des approches en descente constante, qui permettent d’économiser du carburant, des tracteurs électriques qui amènent les avions au seuil de piste. J’aimerais qu’Air France passe chez Airbus une commande pour un avion court courrier électrique de 50 places. Voilà qui stimulerait une évolution. Je ne pense pas que l’aérien, qui pèse 3% des émissions de CO2, doit être stigmatisé alors que le streaming, rien qu’avec le pornographique et les vidéos de chats, produit déjà la moitié des émissions de l’aviation."
"La décroissance amène au chaos social"
Que pensez-vous du courant décroissant ? "La décroissance amène au chaos social. On le voit avec cette crise où des millions de personnes perdent leur travail."
Comment expliquer que les discours sur l’environnement peinaient à convaincre ?
"Il y a dix ans, les solutions écologiques étaient chères, nécessitaient des subventions, des sacrifices. Aujourd’hui, elles sont attractives, créent des emplois et du profit."
Qu’avez-vous pensé de la tribune de Nicolas Hulot, cent principes pour un monde nouveau?
"Il faut des règles différentes. Certaines de ces règles, chez Nicolas Hulot, sont plutôt philosophiques et réclament l’égalité sociale. De manière ultime, c’est vers ça qu’on doit tendre. Mais le premier pas doit être très concret. Mon action du moment n’est pas de changer l’état d’esprit de l’être humain mais d’implémenter des technologies propres comme un premier pas indispensable. Avec la fondation Solar Impulse, on a déjà labellisé 520 solutions qui protègent l’environnement de façon financièrement rentable. Utilisons-les dans les entreprises et dans le public. Rien qu’avec l’existant, c’est 50% de réduction de gaz à effet de serre."
Comment convaincre les décideurs d’intégrer la révolution verte ?
"Il faut apprendre à parler leur langage. Si vous leur dites qu’il faut décroître pour protéger l’environnement, c’est clair qu’ils ne vont pas vous garder longtemps dans leur bureau. Si vous leur parlez au contraire de technologies qui vont créer des emplois et du profit, ils vous écouteront. C’est pour ça qu’avec la fondation Solar Impulse, on a des partenariats avec des villes, des régions comme le Grand Est, où des solutions vont être expérimentées. Emmanuel Macron m’a demandé de faire partie du One Planet Lab pour les appliquer au bénéfice de l’industrie française."
Bio express
1958 : naissance à Lausanne en Suisse.
1985 : pionnier du deltaplane et de l’ULM en Europe.
1986 : docteur en médecine, spécialisé en psychiatrie. Professeur à la faculté de Nice.
1999 : initiateur et commandant de bord du projet Breitling Orbiter, premier tour du monde en ballon sans escale en 20 jours, sans ravitaillement.
2016 : boucle son tour du monde en dix-sept escales à bord de l’avion solaire Solar Impulse. À la tête de sa fondation Solar Impulse, lance sa campagne pour présenter aux décideurs "1 000 solutions rentables pour protéger l’environnement".
SOURCE DNA 5 juin 2020 (Antoine CHANDELLIER )